DROIT DU TRAVAIL : Contestation d’un avis d’inaptitude d’un salarié établi par un médecin du travail
La Cour de cassation se prononce, aux termes d’un arrêt du 22 mai 2024, sur la possibilité pour le juge de remplacer un avis médical d’inaptitude donné par un médecin du travail et contesté par le salarié, par un avis établi par un médecin inscrit sur la liste des experts de la cour d’appel mais qui n’avait pas le statut de médecin du travail.
Les faits sont les suivants :
M. [I] a été engagé le 13 juin 1984 par la caisse régionale de Crédit agricole mutuel de Centre France.
Il occupait en dernier lieu un poste d'assistant clientèle au sein de l'agence bancaire.
A la suite d'un arrêt de travail consécutif à un accident domestique survenu le 4 novembre 2018, le salarié a été déclaré inapte à son poste par le médecin du travail.
A l'issue d'une visite de reprise en date du 1er juillet 2020, l'avis du médecin précisait que l'état de santé du salarié faisait obstacle à tout reclassement dans l'emploi.
Le salarié a saisi la juridiction prud'homale selon la procédure accélérée au fond afin de contester l’avis du médecin du travail le 9 juillet 2020.
Puis il a été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 4 août 2020.
Par décision avant dire droit du 29 septembre 2020, rectifiée le 6 octobre 2020, le conseil de prud'hommes a confié à un médecin inspecteur régional du travail une mesure d'instruction et renvoyé l'affaire.
Par ordonnance du 31 mars 2021, le conseil de prud'hommes a déchargé le médecin inspecteur du travail, lequel n'exerçait plus et, après avoir constaté le refus de plusieurs médecins inspecteurs du travail de prendre en charge la mesure d'instruction, l'a confiée à un médecin inscrit sur la liste des experts près la cour d'appel.
Par jugement rendu selon la procédure accélérée au fond le 25 janvier 2022, le conseil de prud'hommes a, notamment :
- rejeté la demande de nullité de l'expertise,
- entériné le rapport déposé le 26 octobre 2021,
- et constaté que les éléments de nature médicale ne justifiaient pas l'avis d'inaptitude à tout poste dans l'entreprise émis par le médecin du travail le 1er juillet 2020.
Ce jugement a été confirmé par l'arrêt rendu le 11 octobre 2022 par la cour d'appel de Riom (4e chambre civile, sociale), qui fait droit à la contestation de l'avis formulée par le salarié, dit que le salarié était apte à occuper son poste de travail (assistant clientèle et gestion automates) au sein de la société Crédit agricole Centre France avec les réserves ou des aménagements précisés (cumulatifs) : 1/ reprise à temps partiel ; 2/ reprise en télétravail ; 3/ pas de port de charges de plus de 15 kg.
Selon l’employeur, l'expertise réalisée par un tiers n'ayant pas qualité de médecin-inspecteur du travail encourt la nullité.
Au cas présent, l'exposante sollicitait expressément la nullité, dans sa totalité, de la mesure d'expertise confiée par le conseil de prud'hommes au docteur [Z], après avoir constaté qu’il n'est pas
contesté que le docteur [Z], n'a pas le titre de médecin du travail, ni d'habilitation, de diplôme ou de qualification particulière en matière de santé ou médecine du travail.
La cour d'appel a néanmoins considéré qu'il n'y a pas lieu d'annuler le rapport d'expertise du docteur [Z] daté du 26 octobre 2021 pour violation de la loi.
En statuant ainsi, selon le moyen développé par l’appelant, cependant que le juge prud'homal ne peut confier une mesure d'instruction qu'au seul médecin inspecteur du travail territorialement
compétent et qu'en cas d'indisponibilité de ce dernier, il incombe au juge prud'homal de désigner tout autre médecin-inspecteur du travail que celui qui est territorialement compétent, la cour
d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales qui s'évinçaient de ses propres constatations, a violé les articles L. 4624-7 et R. 4624-45-2 du code du travail, dans leurs versions applicables au
litige, l'article 5 du code civil et l'article 12 du code de procédure civile.
Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation se réfère à l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, aux termes duquel toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial.
Aux termes de l'article L. 4624-7 I et II du code du travail, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2019-738 du 17 juillet 2019, le salarié ou l'employeur peut saisir le conseil de prud'hommes
selon la procédure accélérée au fond d'une contestation portant sur les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail reposant sur des éléments de nature
médicale en application des articles L. 4624-2, L. 4624-3 et L. 4624-4 et que le conseil de prud'hommes peut confier toute mesure d'instruction au médecin inspecteur du travail territorialement
compétent pour l'éclairer sur les questions de fait relevant de sa compétence.
L'article R. 4624-45-2 du même code, dans sa rédaction issue du décret n° 2019-1419 du 20 décembre 2019, énonce qu'en cas d'indisponibilité du médecin-inspecteur du travail ou en cas de récusation de
celui-ci, notamment lorsque ce dernier est intervenu dans les conditions visées à l'article R. 4624-43, le conseil de prud'hommes statuant selon la procédure accélérée au fond peut désigner un autre
médecin inspecteur du travail que celui qui est territorialement compétent.
La Cour européenne des droits de l'homme juge que la durée raisonnable d'une procédure doit s'apprécier suivant les circonstances de la cause et à l'aide des critères suivants : la complexité de
l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour l'intéressé (CEDH, 27 juin 2020, affaire Frydenler c. France, n° 30979/96). Lorsque la
collaboration d'un expert s'avère nécessaire au cours de la procédure, il incombe au juge d'assurer la mise en état et la conduite rapide du procès (CEDH, 8 juin 2006, affaire Sürmeli c. Allemagne,
n° 75529/01).
Selon la Cour de cassation il en résulte qu'à l'occasion d'une mesure d'instruction ordonnée sur le fondement de l'article L. 4624-7 du code du travail, le juge qui constate qu'aucun médecin
inspecteur du travail n'est disponible pour réaliser la mesure d'instruction peut désigner un autre médecin pour permettre son exécution.
La Cour de cassation relève que la cour d'appel a constaté que le conseil de prud'hommes n'avait trouvé aucun médecin inspecteur du travail qui accepte la mesure d'instruction et que face à cette
situation de blocage, le juge chargé du suivi de « l'expertise » ordonnée le 29 septembre 2020, avait désigné, par ordonnance du 31 mars 2021, un médecin expert pour exécuter cette mesure.
La Cour de cassation a également relevé qu'il n'était pas contesté que le conseil de prud'hommes s'était heurté au refus, ou au silence valant refus, de tous les médecins inspecteurs du travail
recherchés.
Elle a enfin retenu que le recours prévu par l'article L. 4624-7 du code du travail relevait de la procédure accélérée au fond de sorte qu'il était conçu comme appelant une réponse judiciaire rapide
et que le juge prud'homal était souvent confronté en cette matière à la question du délai raisonnable.
La Cour de cassation retient en conséquence qu’en l'état de ses constatations caractérisant l'indisponibilité des médecins inspecteurs du travail, la cour d'appel en a exactement déduit qu'un autre
médecin pouvait être désigné.
La Cour de cassation en conclut que le moyen évoqué par l’employeur n'est donc pas fondé.
Chambre sociale, 22 mai 2024, 22-22.321, Publié au bulletin